Les bons livres sont de véritables rencontres. C’est curieux parce que je connaissais l’auteur de celui-ci avant de le lire, et pourtant le roman fut une rencontre. Au premier abord, il vous heurte avec des propos orduriers et qui vous paraissent gratuit – une espèce de pose moderniste ? vous demandez-vous – comme ces gens qui ne savent pas négocier leur première approche, ou comme un bon growl in-your-face au début d’un morceau – mais vous comprendrez ensuite le motif, une pièce du puzzle parmi tant d’autres.

            Et puis les lignes suivantes vous disent tout autre chose mais c’est aussi une facette de sa personnalité qu’il faut apprivoiser : il est écrit ; c’est-à-dire qu’il est si bien écrit que c’est presque trop, la syntaxe est complexe, vous en sentez confusément la perfection technique lorsque vous arrivez au bout des phrases, comme dans un métal prog particulièrement ardu, et le vocabulaire ! ah ! il y avait bien longtemps que je n’avais fréquenté une telle profusion lexicale, une recherche si nuancée, si bien que parfois les mots arrêtent le regard et l’empêchent d’aller du côté où se forment immédiatement les images devant les yeux. Pourtant, après quelques pages, cette sensation de difficulté s’estompe, comme si vous aviez apprivoisé ce langage – ou comme s’il vous avait apprivoisé, vous. À la fin du roman, il n’y paraît tellement plus que je me demande si le style n’y est pas un peu moins travaillé qu’au début.

            Quelques mots sur l’histoire – quoique quelques mots ne sauraient résumer l’incroyable richesse de ce récit, dont pas une des quatre-cent vingt pages n’est superflue. Son statut générique, aussi indéfinissable que celui, en musique, de Gojira – mais n’est-ce pas là précisément la marque du génie de ce groupe ? – oscille entre science-fiction (on est dans les années deux-mille trois-cent et quelques, dans un monde post-apocalyptique rongé par le vice et la catastrophe écologique), enquête policière (l’héroïne est une fonctionnaire de « Pack-Stups », et que de mystères y a-t-il à résoudre, non seulement meurtres sans arme du crime, mais aussi mystères identitaires, qui nous mènent aux confins de la fresque familiale), et surtout prose poétique ou plutôt musicale, car la musique, le chant, la voix, sont le fil rouge qui rend tout cela très cohérent : polyphonie des narrateurs, d’un chapitre à l’autre ; « Tue-Tête », personnage éponyme, chanteur lyrique à la voix d’autant plus extraordinaire que c’est un mâle et dans ce monde, la moitié de l’humanité est frappée d’androcordite, maladie destructrice et atrocement douloureuse des cordes vocales qui n’épargne aucun autre homme, les laissant sans voix ; ses concerts, hommages à une civilisation engloutie, accompagnés d’une pianiste, autre personnage-clef, sont appréciés de tous, y compris du triumvirat qui, sans se présenter comme tel, a entre ses mains tous les pouvoirs pour gouverner le monde « civilisé ».

« Pourquoi ne pas partir ensemble, pourquoi ne pas admettre, contre les rieurs, que cette fusion musicale peut les transporter dans un éther où elles demeureront, que la décision doit être prise maintenant, qu’il suffirait d’un accent déplacé, d’une note malvenue, d’une intention maligne, pour que l’alliage se décompose et ne révèle la laideur séparée des éléments, leur brutale déchéance dans la prose des jours, pourquoi ne pas aller ensemble vers le centre du bassin et s’immerger dans une ultime étreinte, se maintenir l’une l’autre la tête dans le sanctuaire, couler vers notre ciel, notre amour, notre chant… »

            Tout est musique, donc, sens et style, mais une musique sombre, décadente, sulfureuse, où les pulsions sexuelles n’ont (presque) pas de bornes – attirances pansexuelles communément admises –, où le meurtre, la torture, les mutilations sont à chaque coin de phrase, où tout le monde est camé pour mieux supporter les secrets qui le hantent, et où la probité et les sentiments vrais (l’amour), sont exception. Musique qui oscille entre goregrind et depressive-black-doom, mais sûrement pas une pop édulcorée. C’est un roman moderne et parfois même au-delà, déstabilisant, troublant, choquant, avec ses lieux inconcevables et fantasmagoriques décrits avec une profusion de détails, mais tout cela sur une base de lieder romantiques, de drame théâtral, de connaissances linguistiques humanistes (on parle anglais, allemand, italien et bien d’autres langues dans cet état unique), de révérence pour les classiques – latin, églises, vieux livres.

            Bref, c’est très métal.

            Ma playlist Spotify à écouter en fond (pas à fond, car Tue-Tête mobilise beaucoup de neurones) : https://urlz.fr/9gRF (sans surprise, black, prog et autres death y sont à l’honneur).

Tue-Tête, par Frédéric Sounac, éd. Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2017.

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Une réponse à “Tue-tête, de Frédéric Sounac”

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